Lorsque dans un endroit, une forêt, par exemple, ou en montagne, dans le désert, on dit qu’il y a un « profond silence », cela veut dire qu’on perçoit quelque chose. Ce n’est pas « rien », en opposition à du bruit. Nous sommes touchés par quelque chose de profond, qui prend de la place dans notre perception, quelque chose qui vibre doucement, de manière très subtile, sibylline, et suffisamment dense pour que nous l’entendions. Car un silence profond, cela s’écoute, s’appréhende avec un esprit ouvert. Nous ne sommes plus à la surface mondaine de l’expression quotidienne : nous élevons notre niveau de conscience pour – paradoxalement, plonger dans l’expérience du silence profond. Et automatiquement nous avons envie de fermer les yeux et de le déguster, ce silence. Nous en ressortons comme nourris, pleins… mais de quoi ? Que nous offre ce silence, et que nous n’aurions pas lorsque le quotidien reprend le dessus ? J’utilise intentionnellement le conditionnel – que nous n’aurions pas, et non le présent, car en vérité cette texture d’expérience constitue le fondement du réel, et le fondement de notre nature propre (en tant qu’êtres vivants humains, nous faisons partie de la manifestation du réel et donc le fondement de l’un et de l’autre sont une seule et même chose). Tous les grands enseignements du monde et les sagesses mystiques ou religieuses le disent depuis l’aube de l’humanité : regardez à l’intérieur ! À l’intérieur se trouvent l’Indicible, le Non manifesté, le Mystère, le Silence infini, la Source de Vie, Dieu… De plus, lorsqu’un homme ou une femme s’ouvre, perçoit ce flux et s’en trouve empli.e au point de ne plus maintenir aucun espace, même minime, pour une quelconque expression d’un moi limité et séparé, alors il ou elle devient ce flux, il n’y a plus de différence. Si je suis complètement pleine du Silence, ma conscience y comprise, alors je suis le Silence… Je suis Cela (So’ham) et je suis Elle[1] (Sâham), dit le Yoga, l’Un réunissant toutes les polarités. Si l’attention est portée sur la manifestation (et forcément notre expérience en tant qu’être humain incarné est quelque chose de manifesté), nous l’appelons Shakti, elle est féminine. En tant qu’Energie, Elle coule sans obstruction (c’est la force de Vie qui infuse tout ce que l’on expérimente dans ce monde), de manière généreuse, gratuite, intime et compassionnelle, Elle pénètre tout, imbibe tout, est tout, nous y compris, un pur flux manifesté d’amour (dans le sens où ce déploiement est total, donné, abondant, merveilleux : n’est-ce pas de l’amour ?)
Nous aspirons à plus grand que soi
Entendre le silence, c’est ainsi tourner son regard vers l’intérieur, se reconnecter à l’intime que l’on découvre être le flux de l’univers. Automatiquement s’opère une déconnexion de cette agitation mentale qui bride notre possibilité d’expansion et rend notre expérience limitée. Or nous aspirons tous et toutes, fondamentalement, à la vastitude, la grande liberté, l’infini. C’est de cela dont nous avons besoin et à quoi nous aspirons, consciemment ou inconsciemment. Le plus souvent inconsciemment d’ailleurs : lorsque nous rêvons notre bonheur à travers la consommation, les possessions ou les loisirs les plus intenses (voyages, sexe, alcool, sport etc.), au fond nous aspirons à dépasser nos limites et nous ouvrir à plus grand que soi. Mais nous nous trompons de direction, toutes nos sociétés industrielles et capitalisantes commettent l’erreur de promettre au-dehors l’expansion et la liberté qu’en temps qu’êtres humains et de par notre nature nous pressentons bien être une dimension accessible !
Lorsque la Nature nous murmure le grand Secret de par la puissance de son chant et que nous sommes suffisamment ouverts pour écouter et entendre, alors soudain nous sommes ramenés à la source, au recueil intérieur et nous vibrons de concert, en une harmonieuse résonance. Nous coulons avec le flux naturel de ce qui est, de Cela, avec Elle. C’est le don de la Nature : elle nous l’enseigne, nous le montre, partout où l’être humain n’a pas totalement imposé sa marque, exploité, dominé, détruit…
Vivre quelques jours en silence… une expérience rare
Nous pouvons aussi faire le chemin par l’autre bout et plonger délibérément dans le silence pour revenir peu à peu au fondement de l’Etre. C’est le principe des retraites de méditation en silence, par exemple. Souvent elles se déroulent dans la nature, justement, pour bénéficier de l’aide et du soutien du murmure guérisseur du vivant. Bien souvent et pour beaucoup de gens, cela représente un véritable challenge : vivre quelques jours en groupe sans parler, pas même lors des repas, ou dans les temps de repos. L’expérience de partager une chambre avec quelqu’un et de se préparer au coucher sans un mot, sans un bonne nuit, partager la présence des uns et des autres sans meubler l’espace avec un commentaire est une expérience fantastique ! Passées la première gêne des conventions déjouées et l’angoisse personnelle de cet espace non-meublé, notre attention finalement se déplace : de l’extérieur – la sphère mondaine, à l’intérieur – la sphère intime. Nous avons là soudain un monde intérieur d’une richesse insoupçonnée qui se dévoile. Généralement les personnes qui en font l’expérience notent d’abord à quel point leur énergie est économisée et renforcée. Ensuite l’observation de nos schémas mentaux en est facilitée car en l’absence de distractions extérieures – dont font partie les conversations frivoles et les paroles qui meublent, nos dialogues intérieurs et nos évitements apparaissent d’autant plus facilement qu’ils sont mis sous la lumière des pratiques de méditation et de son outil principal : l’attention (sati[2]). La plongée dans la méditation peut dès lors se produire. Les distractions mondaines extérieures sont délaissées, elles perdent leur pouvoir de séduction, ne nous attirent plus au-dehors et notre concentration est plus stable. Nous ressentons du bien-être et une certaine joie naît de cette solitude empreinte de quiétude sereine. Le Bouddha, pour décrire cet état (le deuxième parmi les huit jhânas[3]), disait que c’était comme un lac sans entrée d’eau extérieure, avec seulement un source intérieure. La méditation s’approfondissant, et au fur et à mesure des entrées dans les jhânas suivants, le.la méditant.e expérimente un état d’équanimité puis différentes sphères de sérénité dont les caractéristiques sont l’absence de mouvements mentaux ou de souffrances. Ce silence-là est celui de l’esprit au-delà de son fonctionnement habituel conceptuel, c’est le silence (ou la vacuité) de l’esprit dans sa nature propre : calme, équanime, vif, malléable, qui voit la véritable nature de la réalité avec clarté et sagesse.
C’est en ce sens que nous pouvons parler du silence fondamental, celui qui sous-tend le tumulte quotidien : vacarme urbain, frénésie mondaine, agitation mentale, distractions permanentes… Notre capacité à tourner notre regard vers l’intérieur nous ouvre la porte du silence fondamental. A expérimenter, à pratiquer, y résider… cela transforme notre vie.
Karine Bayard
[1] Corps subtil et corps causal, Tara Michaël, Le Courrier du Livre, 1979, p.28. « [Celui qui est réalisé] n’est plus un individu séparé, poursuivant égoïstement son propre plaisir ou son propre salut, mais il éprouve « Je suis Siva » (Sivo’ham), « Je suis Lui » (So’ham), et « Je suis Elle » (Sâham) […] Toute sa vie et ses activités sont éprouvées comme manifestation et opération de Sakti, comme faisant partie de l’Action divine ».
[2] Sati, en pâli, langue sacrée des textes du bouddhisme theravada, signifie attention consciente.
[3] Les Jhânas (sanskrit Dhyânas) sont des niveaux d’absorption de la conscience, pour le développement de la tranquillité et de la sagesse.